A BOBIGNY : une « GARE SANS VOIX »

TRAJECTOIRE

…« Nous n’aurons pas trop de toutes nos mains agrippées à une corde de feu le long de la montagne noire »…
(A. Breton)

Comme un registre – plutôt que comme un bilan…
Comme un changement de registre – plutôt que comme une évaluation…

Ou encore : comment sommes-nous passés « des lignes de vie », - première proposition, quasi abstraite, - puis tracées comme lignes nouvelles à même les mains innombrables, tendues au « Fort de Romainville » le 8 mai 2004, décalquées rouge vif – marqueur marquant, décalquant, décalque trempé à l’eau de pluie, déluge imprévisible, à même la peau – « lignes de vigilance » ; - à ces nouvelles « lignes de vie », tendues, d’autres tensions  ? Le registre est désormais celui des alpinistes, encordés les uns aux autres, à la découverte de terres, mémoires géologiques, cieux inaccessibles, plein-péril ; lignes entourées autour de nos tailles-ceinturées ; une année durant, nous, par delà les trouées, les fossés creusés (entre générations, entre individus politiquement différents, religieusement ignorants les uns des autres, entre groupes sociologiquement hétérogènes), continûment, nous avons, duel, dual, filé, tissé, lancé, noué, renoué, évitant les étranglements, les asphyxies, les abandons, au plus près, au plus juste, tandis que des mondes se convulsaient sous nos pieds. Sur le qui vive. Alerte (le pas l’était, l’état aussi »)

En Seine St Denis, plus précisément à Bobigny, plus précisément encore, concernant ce chantier, (et comme on le dit en termes architecturaux, il s’est autant agi de gros que de grand « œuvre » ! ) . Ici, les langues étrangères bruissent, se mêlent, se nappent les unes les autres dans des transports en commun ; bus et trams étaient les vecteurs de toutes ces modulations quotidiennes, et cette Histoire (de la déportation), imbibant le sol de l’ancienne gare de Bobigny ; affleurant à la mémoire… langues rendues inécoutables d’effroi, de terreur, audibles, à certaines heures éteintes. Mal au cœur, à nos cœurs : ce serait une histoire de voix. Blocs de devenir-mémoire, à dégrossir : – fondements-fondations, car il est bien question de faire pousser l’édifice commun… partagé, ouvert, à la construction duquel chacun peut, doit contribuer… Mais ici puisqu’il s’agit d’écriture, seulement de cela, aidons nous, pour commencer, de cette langue fondatrice, qui nous fit passer de la langue maternelle, première, subjective, à cette autre, universalisante, «  humaniste, humanisante  », à la langue paternelle, la Latine. Les premiers mots appris, en même temps que le verbe aimer, conjugué, furent ces adverbes que nous utiliserons ici et maintenant :

Ubi »: où sommes nous »?
Unde : d'venons nous »?
Quo : où allons nous »?
Quà : parpassons nous »?

En juin 2004 : sommes nous »?

A Bobigny, en résidence ; référence : le service des affaires culturelles ( c’est Monsieur le maire de la commune, son adjoint à la culture, le secrétaire général adjoint qui en 2003, avaient validé notre première proposition) ; et notre champ d’application ? : « le site de l’ancienne gare de Bobigny », par nous repéré comme un lieu de recyclage, rare, comme un lieu de douleur… insurmontable ?

Le champ d’application de ces forces (décrites dans le projet « lignes de vie ») est déjà traversé par les services de la municipalité : celui de l’économie, des archives et de la mémoire, de l’urbanisme, de l’éducation, de la communication, des commémorations. Nous rencontrons toutes les directions et services, longuement, à plusieurs reprises… et comme nous pressentons les difficultés matérielles, dues à l’occupation du site, nous rencontrons également les services techniques et les espaces verts. Qu’ils soient ici tous remerciés chaleureusement. Eux sans qui...

: où sommes nous ?

L'ancienne gare de bobignySur un morceau de territoire occupé par un industriel. Chaque fois que nous pénétrons le site, nous en demandons l’autorisation au bureau logistique, de l’autre côté du pont ferroviaire. Nous en garderons l’habitude, devenue jeu, connivence, jusqu’au dernier jour…

- une gare, aux fenêtres, ouvertures murées ; une gare occupée par des « apparitions », des sikhs qui y vivent, y dorment, en sortent par ébréchures… ; dans le « »dos »» de la gare : le trafic irrégulier de wagons SNCF.

Site de l'ancienne gare de Bobigny- des bennes emplies de déchets métalliques, des montagnes de scories rouillées, des caissons, caisses de résonance où pleuvent les métaux déchargés, ruisselants. Déjà des boîtes…

- Une tour, au lointain, et dans l’exact prolongement, celle du Fort de Romainville, tour Télé Diffusion de France… nous sommes sur le même territoire, géographique et mental.

- Nous retrouvons la première voie de chemin de fer, engourdie, contre le mur rehaussé de métal, elle s’enfuit, s’ankylose, dépasse la porte principale par où talent les camions.

- Notre première proposition, qui incluait, site en chemin d’être délivré et gare, en passe d’être réhabilitée ne tient plus.

- Nous suivons les voies. Autres lignes qui menèrent à la mort. Dans les ronces d’acier et de végétaux, nous ramperons, le menton à même le rail, jusqu’à découvrir le heurtoir, butée S.N.C.F. : point d’appui, point d’appel.

- Le ballast est encore présent, éboulé, soulevé sur lui-même, surélevé : des pierres qu’on jette, de colère, de rage, quand manquent les mots, quand l’impuissance saisit, ravage, et aussi celles, entassées les unes sur les autres par les voyageurs, consacrées autrefois à Hermés, dieu des passages, des voyages, figure connue de nous…

- Passons derrière la grande halle à l’intérieur de laquelle, pend, en bout de chaîne, un affreux crochet de fer. Tout autour, les grues, electro-aimants, camions tournent à plein régime. Le sol en est comme disloqué. Là-bas, de l’autre côté du pont, un bras énorme, aveugle, à 360°, articulé, prend métal, presse, cisaille, lâche en de furieux hoquetements, tasse, entasse dans des wagons S.N.C.F. Fou le jour, crie jusqu’au début de la nuit.

- Paysage de toutes les catastrophes, tôles broyées, surgissement improbable de carcasses déséquilibrées, rupture brutale, écrasement sous charges toujours plus fortes. Les barres, mikado géant, installé par un Héphaïstos féroce, pour se rire de nous, pèsent des mégatonnes.

- Revenus au poste, où se vérifient poids et qualités des métaux; nous pénétrons dans la partie où tourne énorme la déchiqueteuse-broyeuse, implacable ; nous nous introduisons dans l’étroit tunnel, bouche d’ombre, gueule infernale qui nous la rend accessible. A l’intérieur, le corps, cœur explose sous la violence des secousses, de l’effroi, du bruit.

nous sommes : tout est déjà là…
: où sommes nous ? encore ?

- L’entrée principale de l’entreprise s’ouvre avenue Barbusse en face d’un lycée, le lycée professionnel A. Costes. Nous y tiendrons la première rencontre avec les représentants de l’Education Nationale et des enseignants (susceptibles par intérêt d’intégrer la dimension inter-établissement de ce projet), dès le mois de juin 2004.

- A l’exact opposé de l’avenue Barbusse dont le trafic violent, incessant raye durement la vision, l’audition ; un mur longe la cité de l’Etoile ; mur troué à trois endroits, lieux de passage, de trafic, de cache, d’aventures, de piratage, lieux de circulation pour les collégiens qui tracent en biais jusqu’à la gare, ou encore pour pères et mères qui descendent du tram ou du bus, créant d’autres diagonales. Nous ne boucherons pas ces appels d’air.

- Au cœur d’un grand quadrilatère (quartiers de l’Etoile, Pont de Pierre), où réhabilitation, reconfiguration se pensent politiquement pour les années à venir, autour de la gare, un futur collège… mais là, déjà posés : l’hôpital Avicenne, l’Université Paris XIII, l’IUT (logé dans l’ancienne imprimerie du journal l’Illustration), Nous répondrons présents à la demande du service culturel créant, faisant fonctionner trois machines.

Libertographe Libertographe

LES LIBERTOGRAPHES EN ACTION dans le hall de l’IUT pendant le colloque International « Image, Illustration, Liberté »

En continu, celles-ci mesureront les « degré de liberté » du spectateur pendant le colloque International - Image, Illustration, Liberté - en novembre, mêlant par la même occasion, et ce, rapidement le lycée Costes à nos interventions (« Les Libertographes », pour lesquels la section art graphique a produit des graphes spécifiques et des illustrations format carte postale) dans le cadre d’une préfiguration de la Maison Internationale de l’Image. (Voir site de la compagnie « pierrenoire. org » à la rubrique « réalisations en Seine St Denis »

Cartes réalisées par la section art graphique du lycée Costes et exposées dans le hall de l’IUT pour le Colloque International « Image, Illustration, Liberté »

: où, enfin ?...

- Sur un territoire entremêlé, urbanistiquement parlant : R.F.F., S.N.C.F., entreprise Lautard. A qui devions nous demander les autorisations ? Qui devait, pouvait nous répondre ? Rachetée par le groupe Bartin, l’entreprise sera rencontrée, grâce au service des affaires économiques de Bobigny, à la Courneuve ; le service communication de la S.N.C.F., dès septembre 2004 (jusqu’au mois de mars 2005, les rencontres se feront à tous les niveaux de la hiérarchie pour vérifier les faisabilités), R.F.F., conjointement à la S.N.C.F., … mais il aura manqué un maillon, qui un jour, bloquera le chantier…

- …et des associations : concernées, de près ou de très près, par la déportation juive, sur le territoire balbynien, et au-delà ; dès juin 2004, aux individus, aux bureaux ou aux conseils d’administration, nous nous présentons, commençons à rêver à voix haute, lançant ponts invisibles par-dessus, par delà…

- Mais nous sommes aussi dans un espace où se superposent, s’enchevêtrent, se soudent les unes aux autres des représentations mentales qui, depuis ce moment historique d’une déportation massive des populations juives, jusqu’à cette vision ineffaçable d’une blessure à vif, purulente, provocation pour les habitations mitoyennes, cicatrice ouverte, comme terre échancrée par violence d’un métal appelant l’agression, en passant par des films réalisés ici même (« La Mentale », thème : rivalité entre banlieues…) asphyxient littéralement tout possible échange.

- Par là s’échappent liquides vitaux, sur ce lieu s’échouent, rancoeurs, frustrations, violences, passées, juste passées, et présentes.

Le 60eme anniversaire de la libération des camps dans une surpression médiatique attisera encore plus les feux des blessures.
Nous sommes aussi ici sur un territoire dont les habitants en un instant télévisuel savent tout ce qui se passe au même moment en d’autres déchirures, méditerranéennes, abcès surinfectés. Nous rencontrerons individuellement, longuement, des personnes liées à ces périodes de l’histoire, à qui nous raconterons le projet et son évolution.
Vigilants : nous resterons en équilibre sur le fil tendu d’une histoire longue 1918/1945, en maniant avec précaution la loupe grossissante, déformatrice, forcément ; en respectant le plus possible les multiples conduits – certains sont à jamais obstrués – qui pourraient rendre compte de la complexité de cette période. En 1943/44, l’histoire locale, puisque les convois de déportés partaient de Bobigny, se dilatait, malgré elle, jusqu’à prendre une dimension à portée de monde. En 2004/2005, l’histoire locale, lourde de problèmes humains, économiques, religieux, linguistiques, brassée par des milliers d’individus venus du monde entier, semble être, inversement, une chambre d’écho sensible de toutes les douleurs de l’histoire mondiale contemporaine. Or, ce sont ces citoyens là, nos contemporains, qui vont être d’abord, aussi, avant tout, les « visiteurs-spectateurs » invités à suivre nos parcours. Comment nous y prendre pour restituer à des populations de touts origines dans un fragment d’espace temps une histoire qui ne semblait pas être la leur ?

Nous savons d’où ils viennent, d’où ils sont venus :l’aéroport de Roissy est à presque portée d’oreille tendue.

Et nous, d'où venons nous ?

- Du Fort de Romainville, où le 8 mai 2004 ; manifestation de toutes les vaillances, acteurs, danseurs, chanteurs, diseurs, spectateurs mêlés, sous sombre déluge… L’intitulé de l’information – une carte postale sur laquelle figuraient les noms des plaques de rue, noms de résistants et résistantes, noms recouverts d’une fine pellicule de gris cendré qu’il fallait gratter « Place aux Résistants » fit s’entrechoquer le sens concret, matériel (tous était là sur la Place, à l’intérieur du Fort) et le sens quasi moral, (passés à l’épreuve du froid, des rafales, à l’épreuve des interrogations durant des séances de travail, préparatoires, qui rendaient possible cette neuve, insoupçonnable résistance). Ni les anciens, transis, ni les adolescents, enfants, bleuis de froid, ni les politiques, adultes ne pouvaient abandonner leur partition ; une partition collectivement jouée. Et donc, pour Bobigny, la communication rêvée, serait la reprise de cette même carte postale portant la mention d’une « Gare sans Voix » - (car, s’étaient perdues les voix de ceux qui partirent en 43/44, où étaient-ils ? la gare, lieu de départ et d’arrivée nous laisse toujours déchirés d’adieux, qui nous semblent définitifs)… Au dos de cette carte, auraient pu figurer, plan, accès, heures, jours… et ceux qui avaient été traversés par le 8 mai 2004 se seraient retrouvés, reconnus, dans ces mots de passe, mots de code, nouveau code à honorer. La « Gare Sans Voix », faisant écho à la « Place aux Résistants »…

Sous la pluie et le vent, commémoration du 60eme anniversaire de la Libération du Fort de Romainville en 2004 -ici pendant la lecture du serment des Résistants-

Carte postale « Place aux Résistants » Fort de Romainville 2004

L’année 2003-2004, tendue vers le 8 mai au Fort de Romainville, passe par une réunion (avril 2004 au Ministère de la Culture – Direction Régionale des Affaires Culturelles, Ile de France) : nous venons de là aussi, de cette circulation d’échange entre trois communes (avec nous en projet intercommunal), entre conseil général, régional, politique de la ville, en présence de la Direction de la Mémoire du Patrimoine et des Archives. (Ministère de la Défense), O.N.A.C., Jeunesse et sports, de l’éducation nationale, réunion pilotée avec doigté par le responsable Service Innovation de la D.R.A.C. Ile de France.
Nous nous souviendrons de cette réunion, et demanderons la même à Bobigny (avril 2005) : elle eût lieu, pilotée cette fois-ci par le maire-adjoint à la culture de la municipalité de Bobigny ; le secrétaire général adjoint de la commune, le service des affaires culturelles de la ville, la jeunesse et les sports, Office National des Anciens Combattants., le ministère de la culture, la politique de la ville, l’éducation nationale, le conseil régional, la D.M.P.A., l’entreprise Bartin, la S.N.C.F., continuèrent de faire fondre les préjugés que nous ne pouvons pas ne pas avoir les uns à l’encontre des autres avant de nous être réellement rencontrés autour d’une seule et même table.

Le site, la mémoire du site, la reconversion future du site, sont enjeux trop graves pour laisser place aux seuls intérêts particularistes y compris artistiques. Sans cet investissement physique, financier de tous ces partenaires, qui sont, sans exception (nous reparlerons de la SNCF…) venus non seulement voir le spectacle, mais, défricher la dureté des lieux avec nous (entre novembre 2004 et avril 2005), le projet n’aurait pas eu les répercussions, citoyennes, qu’il a eu dans l’intérêt, au service, d’un autre type de paix sociale – à inventer. Qu’ils soient tous ici, sincèrement remerciés.

Mais avant encore ? d’où ?

- D’un travail mené avec la Fondation pour la mémoire de la déportation en champagne Ardenne intitulé « Accords perdus ». Nous avions beaucoup, énormément lu, vu, sur la déportation ; nous savions que nous ne voulions rien montrer, ni re-présenter, que les corps devaient être en quelque sorte absents : le premier module de notre proposition artistique s’appuyait sur une boîte de métal, à couvercle autonome : un comédien y plaçait des bougies miniatures ; le couvercle se refermait, étouffait… des tuyaux perforaient les parois : le gaz ; tandis qu’un autre comédien, dans le même temps faisait entendre un fragment de texte, « pièce à charge » déposée au procès de Nuremberg…

(travail publié sous forme de film vidéo par le Centre National de Documentation Pédagogique, intitulée : MEMO-ART).

… nous nous souviendrons de ces boîtes forcloses où la vie suffoquait. Elles deviendront boîtes noires, déterminantes dans le parcours à Bobigny…

… et encore avant :

- d’une trajectoire à la Médiathèque de Troyes appelée « les cités délivrées »

(voir DVD réalisé en co-pro avec la Communauté de l’Agglomération Troyenne). D.V.D. Les Cités Délivrées - diffusion Médiathèque de Troyes -


Nous nous souviendrons que l’Histoire :

- qu’elle soit celle des livres confisqués d’abord privés, rendus propriété publique, à la révolution française, pour devenir ensuite patrimoine universel grâce aux nouvelles technologies ;

- qu’elle soit celle des minorités broyées pendant des conflits, donne lieu à une lecture, rétrospective, que nous n’avons plus le temps de mettre en « œuvre », précipités que nous sommes dans des espaces hachurés, zébrés : réalité stroboscopique – sur informés, sur-consommés, sur-exposés -.

… et avant encore,

- d’une manifestation en Avignon, en « hors-remparts » avignonnais, « Transfert express » ; pendant le festival : depuis la gare d’Avignon, façade colorée,image à traverser pour avoir accès au train, qui emmenait jusqu’à la rotonde en activité. Rotonde où étaient réparées, entretenues les locomotrices… les cheminots travaillaient pendant la durée du spectacle, le soir…

Nous nous souviendrons que tout lieu en fonctionnement peut digérer, intégrer une manifestation artistique, répétitive, à condition de passer des contrats moraux avec les salariés, du plus petit au plus grand, de ne jamais couper leur couloir de circulation professionnelle, dans l’obligation de créer des réseaux parallèles, ou et tangentiels, et d’échanger à chaque instant sur les modifications de trajectoires concrètes ou symboliques de la démarche. Respectant, et la personne, la personnalité salariée de l’entreprise, et les outils de travail et les modes de gestion, et les rythmes liés à la production.

… et aussi :

- d’un travail mené en Saône et Loire avec le service prévention de la Mutualité Française et le Programme Régional de Santé deBourgogne-Franche-Comté. Quel type d’action de création possible pouvons-nous conduire dans le cadre d’une prévention à l’acte mortel retourné contre soi-même ? Nous nous souviendrons que chacun, chacune porte en lui-même, au plus profond, la capacité inouie de retourner le mouvement descente mortelle vers l’abîme – d’inverser la spirale en rayonnement exponentiel de création singulière, belle, exposées à tous les regards.

… et, plus loin encore :

- des fabrications de machines – dans lesquelles fonctionnaient des comédiens qui produisaient de l’objet, du sens, de l’écriture, des graphes... ; et la scénographie de Lucrèce Borgia (Victor Hugo), machine de pouvoir et de destruction absolue rendue folle par un dérèglement de stratagèmes – réalisée à partir d’acier rouillé (Ferrare, ville attaquée par la corruption) et d’inox étincelant (Venise, ville miroir).

L’arrivée sur le site de l’entreprise Lautard-Bartin et plus encore sur celui de la Courneuve, où nous reconnaissions « notre matière » d’élection, de prédilection, ne fut sans doute pas pour rien dans la permission accordée de travailler au cœur de l’entreprise… de plus, « notre » entreprise auboise « Métal Giron » venait d’être rachetée par le groupe Bartin…
C’était bien ce type de matériaux, à la Courneuve que nous avions déjà utilisés...

…Trois mois ont manqué pour que le site se charge des visions, figures pressenties… aidés d’un sculpteur par nous repéré … pour que l’aboutissement de la transformation physique soit approché….
La machine à produire des images, emballée, ne s’est toujours pas arrêtée ! – ce sera pour demain peut-être…

Où allons nous ?

Vers quoi ? à quoi tendons-nous ? Ligne de tension. Haute-tension…

… sur le fil, le filin, le câble. - Fil de feristes - . Equilibristes. Nerfs tendus. Concentration extrême.

- Vers où ? un processus de guérison des mémoires toujours et encore douloureuses ?, une mise à jour, mise au jour d’une « archéologie des savoirs » (dialogue autrefois mené avec le livre de Foucault), une archéologie des mémoires, des histoires de l’Histoire ? vers une possible attentive écoute de ce qui fut, enfoui dans les couches, veines molles d’un passé si proche, si lointain ? Boîtes noires.

- Paysage de catastrophe ; les fascismes comme autant de fractures. Séismes telluriques. Signes avant-coureurs ? annonciateurs ? car aujourd’hui ? car aujourd’hui ? comment redonner voix ? redonner la parole ?

- Nous ne pouvons savoir où nous allons, là, aujourd’hui, si nous ne savons comment nous sommes arrivés là - à cette « Gare sans Voix » -, à ces catastrophes majeures, que furent épaisses fumées noires intoxiquant à jamais nos consciences (celles qui s’échappèrent des fours crématoires) ; que furent lourdes pluies noires contaminant à jamais nos consciences et nos corps - le corps de la terre - (celles qui retombèrent des explosions nucléaires).

- Il est bien question de remonter jusqu’à la lumière, sans nous retourner au dernier instant, quittant le pays des ombres, car c’est aujourd’hui qu’il nous faut apprendre à savoir vivre. Avec respect des lieux, des êtres, avec dignité – la redonner.

- Nous allons. Par impossibilités successives – par abandon – par réductions, réduits à l’essentiel – étranglés jusqu’à en perdre, un temps, notre propre voix. Pour mieux basculer, voix singulière perdue, dans une écriture abandonnée au flux – Enonciation (et non plus an-nonciation, et non plus dé-nonciation).

- En juillet, le premier projet scénographique n’étant plus réalisable, envisageons une maquette, importante, du site entier. Les comédiens dévoileraient les strates d’une Histoire. Mais où fabriquer et surtout installer cette maquette ?

- En septembre : les boîtes noires apparaissent

- En octobre : l’Histoire se réécrit à partir de 1918. Première humiliation d’une paix mal signée entre allemands et français. Touchés, les germes.

- En novembre, décembre : les trajets inventent le récit à voix haute, ponctué de ce qui pourrait exister dans les boîtes noires - le site se déblaie.

- En janvier, nous voyons les rails, tous les rails –

Et la circulation des publics ? Avenue Barbusse, les camions écrasent le sol défoncé : et si nous passions, la difficulté en contournant ? Donner un autre point de vue, depuis l’impasse de l’Etoile, là où les cars pourraient stationner. Sans danger pour les enfants, adultes... Aidés des grutiers, on dégage, on explique, on argumente, on ouvre dans le grillage, un portail, on nettoie, on racle le sol aidés des services techniques de la ville, on fait les présentations entre salariés, on fait équipe, on fait cause commune, projet commun, œuvre commune, bien commun. On ré-invente la rétro-spective. Il faudrait qu’une plateforme, de celle que nous allons repérer avec le service exploitation de la S.N.C.F. emmène les spectateurs à reculons. Vérification : possible techniquement ; l’aménagement de celle-ci est conçue, serait réalisé par les services techniques de la municipalité dont le responsable est aussi celui de la sécurité (la vitesse de cette plate forme est ridiculement faible). Les réunions s’accélèrent Gare du Nord avec tous les secteurs concernés. Mais, sur la table de réunion, amené par le directeur de la communication, un livre, qui vient de sortir, sur la responsabilité de la S.N.C.F. pendant la deuxième guerre mondiale, déportation comprise. Retour au site, le 25 mars, les services municipaux, les responsables R.F.F. – S.N.C.F., nous-mêmes faisons le parcours ensemble pour une validation en principe définitive. Or, à la fin de la visite, tombe, aveu, l’impossibilité d’utiliser une plate forme. Quelque part, un interdit catégorique : M. Sécurité du service juridique de la SNCF injoignable, dit non.

Dans le cahier des jours, des nuits, s’inscrit « Fin du premier projet ».

Week-end de pâques, à la recherche sur Internet, par contact cheminot, d’une plate forme : voiture prêtée, possible, par association, mais les spectateurs ne sont plus à l’air libre ; or, se trouveront éventuellement parmi eux, des personnes ayant pu vivre un déplacement en train traumatisant. « Fin du projet n°2 ».

Nous nous démenons

.

« Projet N°3 » : les spectateurs marchent en avançons. Il faut refaire toutes les boîtes noires (on n’écoute pas de la même manière, assis, à l’arrêt, de dos, que debout , sollicité visuellement de toute part). Il faut expliquer aux enseignants que tous les travaux d’élèves (lettres écrites entre soldats de la première guerre au moment de l’armistice ; travaux de déconstruction des symboles fascistes, articles de dictionnaire autour du radical « port » et ses dérivés ; « porter, importer, reporter, portable, déporter »… ; que la frise historique de 7 m de long conçue pour la plate forme et qui devait aider à la lisibilité politique des évènements entre 1918 et 1945 ; que les poèmes faits à partir du tableau de Guernica… et tous les autres travaux) ne pourront pas circuler, être installés sur la plateforme, comme matériaux prélevés par les archéologues… Et qu’il sera difficile de les faire apparaître sur le site pendant le parcours (papier et métal, aux quatre vents sont incompatibles, les passages fréquents des jeunes de la Cité de l’Etoile pourraient générer des dégradations). Frustration terrible que nous aurons un mal fou à endiguer, à ré-orienter, à canaliser même. Aucune explication ne parviendra à guérir ces enseignants blessés, qui avaient vécu à juste titre une manière singulière de valoriser leur investissement et celui de leurs élèves. Qu’ils acceptent ici encore nos excuses, et nos remerciements pour leur implication. Il reste 5 semaines pour tout reconfigurer ; réécrire les textes pour les comédiens.

Où allons nous ? jusqu’à une visibilité de la Gare

- Et pendant ce temps, la gare, enjeu pour la commémoration du 60eme anniversaire de la Libération des camps devient possible sujet de débat. Réunion avec toutes les associations, en présence de M. le Maire et certains conseillers et adjoints – résistants, déportés, juifs, justes, convoi 73 … la proposition d’occulter les ouvertures de simples plaques noires, intervention minimaliste semble poser problème, même plus, faire offense.

- Nous nous engageons à ne pas toucher à la gare. Après de nouvelles explications, de nouvelles rencontres : de nouvelles propositions. Sur l’ombre projetée au sol de la porte principale, sera déposé, comme pour rappeler l’acte accompli dans chaque cimetière juif, un caillou noir donné à l’entrée. Autre inquiétude, les cailloux ne seront ils pas détournés de leur fonction symbolique par d’autres adolescents ? nous passons la proposition au feu de nos interrogations, parions : cet acte sera maintenu jusqu’à la fin des représentations sans aucun incident, même plus, avec un juste respect.

- Et cette gare sans voix, ne pourrait-elle pas être aussi l’espace ouvert d’où partiraient les enregistrements de tous ces textes, produits sur le territoire national, (projet mené par la DMPA), enregistrés en Seine St Denis et redistribués à tous les publics ? Des voix, toutes intonations, accentuations particulières confondues s’élèvent pour faire entendre la volonté de maintenir ardente une conscience éveillée au cours de ces mois passés, sur ce qui ne devrait plus jamais se reproduire, ni dans ce lieu ci, ni dans d’autres.

Où allons nous ?

Cette fois, acculés par les dates prévues, déjà posées (la première : étant fixée au 8 mai), nous marchons le parcours, suivant des « archéologues » qui ont envahi le territoire. Danger des matériaux, transcendé par les comédiens ; déséquilibré par cette autre distribution des temps, le monteur en ondes sonores, nappe, recouvre l’espace, en continu. Peu à peu, par corrections successives les forces s’équilibreront entre questionnement actuel, fiction, intensité des enregistrements. Dans une ultime boîte noire donner la possibilité aux spectateurs de déposer vocalement, indices, signes avant coureurs de ce qui pourrait devenir… d’éventuelles catastrophes.
Le site s’est apaisé ; nettoyé, réorganisé, investi par les élèves, les sculptures, les peintres, les soudeurs ; sablé, ordonné, fermé par le portail, mais néanmoins poreux ; « détagué » ; et nous passons un temps long à expliquer aux habitants, aux curieux l’histoire du site, l’histoire du projet, ce qui peut encore y advenir.

Où allons nous ?

Vers une progressive respectabilité des uns des autres, des matériaux, des travaux exécutés, des vivants qui y circulent, qui y travaillent, des souvenirs qui s’y sont abîmés, des langues, anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe ; des minorités… une nouvelle économie des échanges entre les classes, les catégories, les fonctions, les rôles. Inlassablement, nous parlons inventons à voix haute. Chaque habitant, s’approchant par une entrée licite ou illicite, se voit salué, informé… mais cette masse de citoyens Balbyniens, nous ne la retrouverons pas totalement pendant les visites, tous ne franchiront pas le seuil ritualisé du portail…

Où allons nous ?

Vers une irrigation culturelle aux coulées historiquement colorisées d’un fragment de territoire ; irrigation artistique induite par la puissance de ce matériau commun et rare, vulgaire et sacré : le métal… et peu à peu, apparaîtront les bouleversantes exécutions réalisées pour le projet, à travers, grâce à lui.

Et plus loin encore, où allons nous ?

Vers une herméneutique, si comme Foucault, nous appelons herméneutique, « l’ensemble des connaissances qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens »… prudemment, nous avançons que ce pourrait être la partition, partition d’exception, singulière typographie d’une autre pratique artistique ?

Vers l’émergence sur-réelle d’un univers cohérent, de signes tangibles organisés autour d’une ligne de force, un axe chronologique 1918-1945 qui se faille ; à chaque dislocation de ces plaques tectoniques, irruptent les fascismes ; à ces mêmes endroits, échouées, saisies dans des secousses historiquement traumatisantes : des boîtes noires, détectées, à analyser ; l’Histoire ne cesse de s’enregistrer… (et nous, ne sommes nous pas en capacité d’entendre la rumeur des dérèglements, dérégulations, cahots économiques, politiques ou religieux à-venir ?).

Or, ces signes audibles, visibles, tracés, sculptés, collés, soudés, peints, agencés, écrits, le sont par des agents.

Par où passons-nous ?

… par des compléments d’agents. Sans lesquels le projet n’aurait été qu’une fiction déployée, étoffe fragile, flottant au dessus du site.

Ce furent des Agents de Transmission…

Très vite les boîtes noires furent inventoriées : époques et catastrophes, effondrements sociologiques, politiques dans lesquels les fascismes grandissaient. Repérer des textes, des enregistrements « originaux » ; rencontrer des résistants, anciens, des déportés, mais aussi les fils, filles, tantes, neveux, petit fils ; amis voisins, enseignants impliqués ou intéressés par ces évènements. Chez les uns les autres, ou à la Maison des Anciens Combattants, ou à la bibliothèque de Bobigny, ou à l’atelier de la pierre noire mêlant aux résistants déportés, les comédiens, furent engrangés tous types de textes… littéraires, tracts, fragments de journaux, correspondances, poèmes écrits de leur propre main, textes pour enfant, pièces de théâtre… mélangeant dans ces séances quasi publiques, échanges de point de vue, morceaux de vie ramenés à la mémoire dans des ré-intérrogations sur ce que nous vivons, européens d’une Europe secouée.

La recherche d’indices historiquement, suffisamment pertinents pour apparaître dans les boîtes noires, impliquait un investissement personnel. Qui en Allemagne, osait braver Hitler, en Italie, Mussolini, en Espagne, Franco, en France, Pétain ? qui osait l’écrire ? comment détecter les germes des totalitarismes ? par où passer pour nous délivrer des « camisoles de force de la pensée » ? Victimes de l’histoire (petite fille d’allemand hitlérien ou fils de réfugié espagnol; petit fils de juif déporté, ou militant politique très engagé), comment, en donnant à entendre, sa voix, retrouver la distance qui sans nier l’émotion, permettra de poser ultérieurement des actes différents, puisque nous aurons décrypté à travers l’Histoire notre propre histoire ?

En janvier, au lycée Delacroix de Drancy, où Mme Simone Weil, accompagnée du ministre de l’Education Nationale va répondre à quatre classes (dont une des deux avec laquelle nous travaillons) : un jeune africain, délégué de classe, est le porte parole du projet. Dépassant ses propres interrogations, « minations », par rapport à l’esclavage dont on ne parle jamais, il sera en mesure de restituer la philosophie du projet, comme si celle-ci avait émané de la classe : belle réappropriation qui lui vaudra les compliments de Mme Weil… il conclura sur la promesse solennelle, à elle faite, de ne jamais laisser se commettre pareille horreur. Belle transmission inter-générationnelle. Au milieu : croisement d’itinéraires si divergents, sociologiquement parlant. Au beau milieu d’une foule d’enfants, adolescents, adultes, enseignants, journalistes : transmission, retransmission médiatique. Spirale vertueuse.

En juin : à Elysée, la Direction de la Mémoire du Patrimoine et des Archives (Ministère de la Défense) invite une classe à entendre l’allocution du Président de la République, pour le 65eme anniversaire de l’appel du 18 juin en présence des responsables d’associations de Résistants et de Déportés. Le lycée professionnel A. Costes, en cette fin d’année n’ayant pas pu rassembler des élèves (qui viennent de tous les départements limitrophes, élèves en plein examen), c’est une classe du lycée Delacroix qui répond présent. Chaleur de la réception. Disponibilité du Président et des anciens, anciennes tous décorés. Là : les prises de parole, après l’allocution du Président de la République, les interrogations aux uns et aux autres s’achèvent très tard dans un respect et une liberté de ton, de part et d’autre, qui donne à penser que la transmission en direct, de ce qui a été vécu cette année, laissera une empreinte profonde : les rouges et ors du palais présidentiel magnifient, haussent ces rencontres à l’étage souvenirs « impérissables ». La plus haute instance républicaine accueille en son sein conjointement tous les agents d’une transmission passée, présente, future : la retransmission aux amis, familles, colloques, fréquentations sera sans doute plus que positive.

Peut être pouvons-nous écrire que de bonnes transmissions ne peuvent apparaître qu’en de bonnes conditions d’émission et de très bonnes conditions de réception ? Où, quand, comment écouter l’autre ? pour que sa parole ne soit ni falsifiée, ni tronquée, ni détournée ? nécessité de travailler longuement ces conditions en définissant précisément ce premier adverbe où : où sommes nous lorsque nous prenons la parole ? physiquement bien sur, mais aussi mentalement : je parle dans un lieu public, depuis le lieu secret de mes représentations mentales qui me désorientent, peuvent même me déséquilibrer, m’entraînant hors de moi, dans un discours hors de propos… de la nécessité dans le milieu scolaire, d’une pratique, sous forme d’exercices ludiques, mettant en scène la future « prise de parole publique » (indépendamment des « débats argumentés » qui existent déjà).

… Projet accompli par des agents de maîtrise…

Agents de maîtrise que furent les salariés de l’entreprise Lautard-Bartin. Dans le vocabulaire des métiers, ils le sont réellement. Mais très vite les compétences des salariés s’élargissent jusqu’à participer au devenir du projet en proposant, suggérant des actions possibles, grâce à leur remarquable maîtrise des engins, grues, élétro-aimants, et bien sur celle de la gestion des flux de camions : la production de l’entreprise n’a pas été ni ralentie ni entravée par notre présence.

Au fur et à mesure, les salariés se jouaient avec virtuosité les plus grandes difficultés techniques, contraintes matérielles. Déplacer des citernes énormes pour dire, en une succession disloquée les prémices de la crise de 1929 ; repérer d’anciens radars militaires, les tirer pousser jusqu’à 1940 pour donner à voir sur le territoire français, la militarisation, la drôle de guerre; entrelacer des poutrelles d’acier monstrueuses contre la halle comme pour éviter que les forces qui y sont emprisonnées ne s’en échappent (le nazisme d’Hitler en 1933) ; faire s’amonceler des compactages de métal rutilant qui nous serviront à dire un peuple formaté par l’idéologie nazie : à chaque moment – mais nous étions quotidiennement sur le terrain – des solutions pertinentes émanaient des salariés eux-mêmes, qui avaient intégré les besoins singuliers d’une esthétique sur-déterminée par le métal.

Et tous savaient le transfert de l’entreprise imminent : dernier investissement pour inverser l’image négative des « ferrailleurs » ; ceux-ci participaient à un « agencement » en utilisant tous les matériaux connus d’eux seuls (obus désamorcés, exhumés…), extraits de la mémoire du site et de leur propre souvenir ; ils revivaient leur propre histoire personnelle depuis leur plus jeune arrivée… devant une telle implication, il n’eut pas été impossible, avec deux mois supplémentaires, d’aller esthétiquement beaucoup plus loin.

C’est donc ici, un propos idéologique et artistique qui s’élabora avec des agents de double maîtrise : de la technique et d’une intimité affectée, touchée. Changer de « situation », de « site » (aller travailler à La Courneuve ou ailleurs) s’arracher à un espace aussi fascinant (les racines de l’être y ont plongé depuis des générations, de père en fils) provoque un choc, un traumatisme, une rupture. S’inscrire dans la construction de cette scénographie, la nôtre, dans un espace physique et mental, le leur, tout en donnant la possibilité aux échanges de s’effectuer à un autre niveau, celui de la création, de la re-création d’un espace, put sans doute permettre à tous de se vivre, sur un autre registre, glorieux et non douloureux… le deuil se fit, mais les secousses en furent peut-être atténuées… ce que nous apprenions sur les guerres perdues, les humiliations indépassables, les racines des conflits devaient nous servir à ce que ici et maintenant, aucun départ ne soit vécu comme une souffrance, une défaite intime ; aucune séparation, abandon comme source possible d’autres foyers de violence, ailleurs.

Autres agents de maîtrise furent les élèves du lycée Costes, leurs enseignants

Il existait un conflit réel entre jeunes de la cité de l’Etoile et jeunes du lycée, des règlements de compte si radicaux que le passage par la cité de l’Etoile ne se faisait plus, même pour aller rejoindre les équipements sportifs situés « juste derrière ».

En même temps, la proposition faite au frère d’Alain Lautard (P.D.G. de l’entreprise), découvrant la sculpture (depuis la mort de son père lui-même ferrailleur), en « agençant » des pièces trouvées en ce lieu de mémoire-enfance, ne rencontrait pas juste résonance : nous lui avions proposé de faire apparaître les symboles des fascismes, mais broyées dans les cataclysmes, retrouvées dans ces décombres, donc détériorées. Les identifier, les mettre en espace aux endroits définis par la scénographie et dans le même temps, rendre sensible le fait que ces signes de ralliements, de manipulation de foules coagulées, étaient définitivement inutilisables – que ce soit la double hache de Mussolini, la croix gammée d’Hitler, les flèches de Franco, la francisque de Pétain... Or, Francis Lautard ne trouvait pas son chemin dans cette demande… et c’est parce qu’il s’en éloigna, ne sachant nous répondre, que nous proposâmes aux classes Art graphique du lycée Costes (nous travaillions déjà avec les enseignants histoire-géo, lettres) de traduire la déconstruction de ces signes là, en deux dimensions.

Travail de déconstruction des symboles fascistes réalisés par des élèves de la section art graphique du lycée Costes

Dans un premier temps : les reconnaître, dans un deuxième temps, les décomposer, les attaquer graphiquement, les dégrader ; la réalisation dépassa toutes nos espérances : les résultats, preuves à l’appui, furent très aboutis ; nous imaginons bien que désormais, ces mêmes jeunes-adultes ne pourront ni taguer n’importe où, ni n’importe comment, quelque signe d’ordre ou d’appartenance que ce soit (mise en perspective critique, historique de l’acte créateur). La main, même et surtout très habile, ne peut être au service de n’importe quel commanditaire, de n’importe quelle idéologie.

Devant cette profusion de travaux, qui sécurisent les élèves sur leur propre capacité à créer, nous leurs faisons une autre proposition – in situ. A partir de l’œuvre de Picasso, Guernica, analyser l’apparition d’une conscience politique de l’artiste, et réinterpréter les fragments de cette œuvre dans le chaos symbolique de la guerre d’Espagne, cette fois à même le métal. Visite du site avec les élèves, leurs enseignants. Croquis, prélèvements, retour au lycée. Evolution des couleurs, correction des tracés. Ré-interrogation de l’œuvre de Picasso. Tri des travaux possibles à exécuter sur le site. Préparation des plaques géantes de métal avec les salariés Lautard-Bartin. Exécution.

C’est alors qu’élèves et enseignants maîtrisent leur peur d’être à découvert dans ce lieu potentiellement dangereux : le site reste un lieu de passage de tous les habitants, collégiens, chapardeurs compris… lors de la réalisation, une bombe de peinture suscite convoitise : rattrapée, ainsi que le jeune adolescent « au vol », elle nous aura servi à nous mettre en relation physique avec un des tageurs… nous en reparlerons.

Maîtrisent d’une autre qualité dans leur pratique artistique : ce ne sont ni des tags, ni des graphes, mais de véritables œuvres, immenses, qui seront intégrées au spectacle. La puissance du métal rouillé leur permet de poser un acte visuel qui prend en compte la desquamation de l’œuvre due au passage du temps, de l’histoire, représente à notre avis une compréhension supplémentaire dans le rapport à l’immédiateté du geste, un recul ; une œuvre pourrait donc avoir une fonction supplémentaire. Comment signifier une guerre civile, celle de l’Espagne, inconnue d’eux jusqu’à lors, en puisant dans leur propre vécu, dans la tension violente qui existe entre des bandes adverses, tout en sortant de la provocation d’un marquage du territoire ?

Où comment la connaissance approfondie d’une œuvre Guernica peut amener à un passage à l’acte, artistique, qui intègre dans un double mouvement sa propre évolution et l’évolution de l’Histoire. De la responsabilité politique de l’artiste : travaux pratiques.

Œuvres réalisées par les élèves de la classe Art Graphique du Lycée Costes pour le parcours artistique

Elèves de la section art graphique lycée Costes effectuant des prélèvements sur le site au mois de janvier 2005

Furent aussi des agents de maîtrise, les agents municipaux

La maîtrise d’un savoir professionnel (serruriers, peintres, maçons, jardiniers, cantonniers) à l’œuvre sur le chantier (les employés étaient physiquement présents malgré des incivilités répétées antérieures à notre venue, à la périphérie proche du site) permit à chaque corps de métier une application d’un savoir-faire, qui prenait en compte la réalité du lieu : on transforme à partir de… Tout en respectant l’esthétisme, des échelles sont soudées pour sécuriser les boîtes noires où grimperont les comédiens ; des aménagements sont faits par les serruriers pour que ces mêmes comédiens puissent sans danger effectuer leur trajet ; l’installation du portail sur l’impasse de l’Etoile (son ouverture permet un accès visible à tous, jusqu’alors insoupçonnable) ; le débroussaillage, la désintoxication d’une pollution visuelle forte, les lignes de vie, peintes en rouge à même le rail, les boîtes, bennes, peintes en noir… et tous d’expliquer, à petite touche, à ceux qui déambulent par là, quelle est leur tâche.

La gare dont les ouvertures sont maçonnées après explication moitié mimées, moitié charabiées aux sikhs ; en continu, les employés municipaux s’inscrivent dans la métamorphose du lieu. Lorsque la bombe de peinture fut dérobée (il s’avéra que le détourneur était un de ceux qui traçait « l’étoile » sur tout ce qui se trouvait là), à nos pieds, tandis que nous trouvions tout naturel de voir que le nom de la cité devait être visible, des chutes de métal, sous nos doigts composèrent différents types d’étoiles régulières. Autre agencement. Contrat fut passé.

Dans une mauvaise cagette qui traînait là, les chutes de métal sont empilées : nous les ferons soudées, toutes celles qu’il leur conviendrait de composer à ses amis, à lui-même. En échange, un poème « autour de l’étoile » serait mis à la place de l’objet déposé. C’est le chef des serruriers qui soude les premières structures stellaires, étranges, magiques objets… L’échange (la cagette était cachée sous une benne près de la gare) ne s’interrompra que lorsque les bennes, mises verticalement constitueront l’ombre géante de la cité de l’Etoile, support sur lesquelles les œuvres des enfants de l’atelier mené par Olivier Rosenthal de l’association balbynienne « Vie et Cité » seront plus tard accrochées ;

Maîtrise des peurs, par la confiance créditée. Le chantier nécessite notre présence quotidienne, néanmoins hachurée de réunions institutionnelles, de séances de travail en collège et lycée, de rencontres, passage obligé l’A.D.H.E.S.I.V.E (association des entreprises de la Zone « Des Vignes »)… Club photo… direction du Centre Commercial… passages obligés, même si certains furent infructueux…

Chacun peut assister à la mise en place des objets, dessins, sculptures, inscriptions, installations, par toutes et tous. Montée en puissance : le site pousse par le dedans, s’enfante lui-même de nouveaux désirs ; chacun a envie de participer à cet embellissement improbable à priori. Le site, de décharge sauvage, vécu comme telle, devint, resta propre, pacifié : le sable, contribuant à créer une traversée d’un blanc quasi aveuglant, le rouge vif, inscrit à même les rails devenant repère visuel d’une autre vie possible : celle du lieu respecté… Montée en puissance d’une connaissance, des reconnaissances, par l’apparition de signes dont le sens devient commun.

Gagnés par ce nouveau champ magnétique qui aimante, enfants, adolescents, artistes, enseignants deviennent des agents de change. Car le métal appelle, puise au plus profond de nous même : il nous faut répondre à sa brutalité, à sa cruauté, à force - ravage. Le métal qui est sous nos yeux, trié, fondu, chalumé, reformaté, peut devenir pièce d’artillerie lourde, arme de destruction aveugle. Or, il se changera par application, par intuition, par travail constant, par ré-interrogation sur sa place ici et maintenant, en œuvre individuelle, en œuvre collective.

Oeuvre individuelle : à force, la croix gammée énorme fut soudée, puis broyée, puis découpée, puis désaxée, puis ensevelie sous des blocs de béton devant la halle d’où partiraient les échos de la prise de pouvoir d’Hitler… ce qui fut dépassé là, scénarisé, permit au sculpteur de s’attaquer à la demande, esquivée auparavant : dans le parcours, au moment où la guerre s’empourpre, devient mondiale, en 1936, quand rien ni personne n’arrête plus l’avancée d’Hitler; installer la représentation en acier d’un Moloch ancêtre du Minotaure. La sculpture est là, excroissée du lieu : aucun enfant l’ayant vue, secrètement épouvanté , n’acceptera jamais d’y entrer, d’y brûler, sacrifié… nous l’espérons ?….

Œuvre collective : Olivier Rosenthal, de l’association Vie et Cité (sur la commune de Bobigny installée) avait été rencontré dès novembre. Un atelier « art plastique » s’ouvre dans le cœur de l’Etoile en février : nous marchons ensemble, ramassons bouts, œil torve d’une spire, moustache frisolée raide, bouche hilare, bout de masque, fragment métallique unique… Les enfants de l’Etoile produiront une quarantaine de « tableaux » où se représentent figures anthropomorphiques, créatures, aux fenêtres installées, ramassées sur le site, sur elles mêmes, silencieuses, et attentives, regardant de tous leurs yeux, la gare… dont il connaissent désormais l’histoire.

« Guernica » n’est pas apparue à Picasso d’un seul mouvement : les étapes au nombre de sept, dessins noir et blanc, montrent comment l’ombre recouvrit les corps, les engloutit d’un linceul d’encre dense : or, dans une classe de « primo-arrivants », classe de troisième, il nous sembla intéressant de faire s’écrire, s’écrier par les élèves, les bouches qui s’ouvraient grandes, dans le désastre du bombardement : le parler perdu-cheval, le parler terrorisé-enfant, le parler choquée-mère… mais de même que la peinture noire avait, en masquant, fait apparaître une œuvre, et non plus un dessin, décor et corps inextricablement mêlés mais choisis par le peintre, de même, recouvrirent le texte en prose, le cacher par endroit, d’encre noire, pourrait faire apparaître la poésie… étranges, mots élus, se répondant par delà les gouffres. Et comme ce projet « fuyait » de toute part, c'est-à-dire s’échappait, information transvasée d’une classe à l’autre, de salarié à enseignant, et que tout jusqu’au dernier moment était énoncé comme possible, une enseignante (classe d’espagnole) qui avait enregistré le texte « l’Adieu aux brigadistes » de la Pasionaria (boîte noire de 1936), venue sur le site, préleva chutes de métal plates et rouillées : des fragments de poèmes en espagnol, peints par les élèves, sourdront du métal.

Agent de change, le métal devient substance poétique, sculpture métaphorique, représentation recomposée de visages d’enfants « mal » vus… Agents de change, ils s’y sont tous frottés, griffés, salis, chargés de ce nouveau poids devenu pesant d’or, pas d’estimation possible, leur propre création.

Agents de la fonction publique

L’an passé nous avions travaillé avec des enseignants qui se trouvaient en quelque sorte « au bord » du 93, les Lilas, le Pré St Gervais… Romainville, Noisy-le Sec… avec marges de liberté. A Bobigny, nous sommes dans le cœur : ville préfecture, ville emblématique, décalque du département entier : les enseignants sont pris dans des représentations et un programme scolaire, tous deux imposés ; le corps enseignant, plaque sensible d’un malaise collectif, recevant de plein fouet à bras le corps, cet autre corps mouvant, … à mille bouches, mille langues que constituent les classes de lycée et collège. Difficile de mettre du « jeu », non pas au sens théâtral du terme (or, une compagnie vient pour ça !) mais comme on met du jeu dans des mécanismes trop serrés, dans des dispositifs presque bloqués. Et comment ne le seraient-ils pas, puisque les mises à niveau des élèves sont délicates à rétablir, puisque les programmes, sont exogènes, puisque les langues parlées, écrites ne sont pas lues, comprises de la même manière par tous, et que les interférences socio-affectives touchent l’ensemble des vivants, pris dans l’espace du collège, du lycée (administration comprise) ?

Au cours de cette année, les professeurs de l’an passé sont revenus avec ou sans leur classe, pour donner leur voix ou mener des travaux selon les mêmes méthodes que celles employées l’an dernier, autonomes quasi. Un grand nombre d’enseignants rencontrés cette année, désiraient mais… voulaient bien mais… étaient intéressés mais… souffraient mais… se plaignaient mais… ajustement continu ; réglage délicat, mise au point attentionnée, quelques fois il nous semblait même qu’il ne fallait pas insister, surchauffe interne du dispositif éducatif, tendu à craquer. Néanmoins, apparurent des ébauches, travaux, réalisations… riches, souvent aboutis, nourris.

Outre les travaux déjà cités, concernant la production picturale ou poétique à partir de Guernica, furent proposés :

- A) Une réflexion sur l’ombre dans l’affiche entre 1918 et 1945, induisant une relecture de l’affiche contemporaine. Où l’ombre est-elle mise en scène et comment ? Quel type de manipulation pouvons-nous mettre à jour ? Ombre, inconscient collectif, image subliminale… (prof. d’histoire-géo et français)

- B) Une réflexion s’appuyant sur la lecture des journaux (de 1918 à 1945, et y compris ceux de la résistance) concernant les grands chocs, par nous traités (1918-1922-1929-1933-1936-1940-1945). Comment s’organise l’information en fonction de la couleur politique du journal ? Comparaison : instrumentalisation des publics ? Avec le recul, décryptage de qui falsifiait quoi, comment ? et aujourd’hui ? qui parle à travers quel média pour quel type d’instrumentalisation ? (prof. d’histoire-géo)

- C) Puisque l’étude du récit autobiographique était imposée ; à partir du texte d’Haffner, « Mémoire d’un allemand », écrire à la place d’un ennemi « battu », ayant « perdu » (la guerre)… échange de lettres entre français et allemands après 1918, pour mieux analyser et formuler les paramètres qui surdéterminent à un moment donné l’individu, qui le poussent, le pousseront à agir dans tel ou tel sens. (prof. de français)

- D) Un travail sur l’importance économique, politique, stratégique de l’acier (remilitarisation de l’Allemagne, route du fer…) travail d’écriture : qui justifie quoi ? comment ? (l’industriel, le chômeur, la femme du chômeur, l’homme politique, la femme de l’homme politique), et maintenant le cours de l’acier ? fonction et rôle d’un recycleur ? que fait donc cette entreprise Lautard-Bartin dans ce département ? en 2004 ? (prof. d’histoire-géo et de français)

- E) Travail de choix de texte et appropriation, intériorisation pour les enregistrements de la dernière boîte noire, la gare. Quel élève écrit et énonce quel type de texte à quel résistant, déporté ? Quelle mémoire sont-ils en train de produire eux-mêmes, par leur investissement actuel ? (prof. de français)

- F) Avec la classe qui a travaillé sur Guernica et sur proposition de l’enseignant lui-même, production de textes émanant des spectateurs fictifs qui ont vu l’œuvre présentée à l’exposition Universelle. A l’époque, qui la regarde ? pour en comprendre quoi ? qui l’écrit ? à qui ? (profs. art graphique-histoire-géo et français)

- G) A partir de la structure d’un texte de Borchert (jeune écrivain allemand mort à l’âge de 25 ans, en 1947, après être passé par les prisons nazies de 1943-1945), comment réactualiser nos possibles capacités de dire non, en démultipliant les points de vue ? Qu’induit une acceptation passive ? Quelle invention de scénarios envisageables si l’indifférence au monde persiste, enkystée ? (prof. de français)

- H) La création d’un dictionnaire particulier à partir du radical « port », une famille de nom commun, verbe, adjectif, (de portable à exportation , de rapport à comportement, d’importable à déportation…). Comment la langue évolue-t-elle ? est-elle définie ? en relation avec l’évolution des techniques, de l’histoire ? de quoi se « charge »-t-elle ? - Le port de l’uniforme ou de la blouse obligatoire, ou de l’étoile jaune, s’est transformé en interrogation sur le port d’un signe lié à une appartenance religieuse -… (profs. d’histoire-géo et français)

- I) La chronologie étant difficile à visualiser, sur proposition d’un enseignant, fabrication d’une frise qui ferait apparaître, par photo-copiage, par photo-montage, tableaux, publicités, gros titres de journaux, tracts entre 1918 et 1945, la continuité et l’enchevêtrement, l’interpénétration des évènements qui se recouvrent, ou se superposent (cette fresque sera créée magnifique, 7 m de long sur 1,50 m de hauteur, en noir et blanc). Comment décrypter l’histoire à partir de la réflexion d’une construction, déconstruction des « plans » ? (au premier plan… en arrière plan...). (prof. d’histoire-géo)

Dans le cadre du projet inter-établissement, des réunions croisées entre tous ces enseignants furent instituées… mais difficultés liées à un lieu commun de rencontre ; difficultés liées à l’organisation du temps de la rencontre… néanmoins, quelle belle jubilation nous garderons de ces feux croisés…

Des Agents de Liaison…

Des agents de liaison : informatifs, entre des secteurs souvent imperméables les uns aux autres dans l’isolat de leurs préoccupations. Des objets de communication, journal local (Bonjour Bobigny), affiches grandes, des revues, « Les Chemins de la Mémoire » (de la D.M.P.A), « Actualités Catholiques » (de l’Enseignement Catholique), articles dans « Le Parisien », « La Terrasse », radios, télévisions, remplirent une autre fonction que celle proposée par la feuille de choux (Lignes de vie, éditée l’an dernier) et cartes postales. Peut-être sur un territoire aussi protéiforme, aux langues si variées, à la jeunesse tant présente, eût-il fallu des moyens de communication autres que l’échange verbal, par nous employé, depuis le site, depuis les classes, nous appliquant à mieux signifier cet endroit mal ou peu connu ? ou repéré comme lieu abîmé ? peut-être l’irrigation du public, mieux signifiée jusqu’à la manifestation, aurait-elle pu attirer d’autres types de publics au-delà de la seule ville de Bobigny ? celle-ci mérite d’être vue sous un angle le plus positif possible, pour rééquilibrer les clichés négatifs, (tous les outils de captation déforment) grossissant chaque acte incivil ?

Agent de liaison en la personne de Michel Bertier, rencontré l’an dernier, « concepteur sonore », agent de liaison entre les éclats de textes, la création de sons spécifiques, leur transformation pour aller jusqu’à l’évocation d’une période, entre matériaux aussi hétérogènes que le fracas de la broyeuse enregistrée et les ponctuations sonores qui, malgré leur provenance tout terrain, tout niveau, articulaient une possible compréhension. Un bloc d’informations, à un temps donné. Liaison qui corrigeait, ré-harmonisait ce qui aurait pu sembler déchiqueté : car il s’agissait de rendre actuelles des données informatives, des clefs d’entrée, même si celles-ci étaient amalgamées à des concrétions musicales.

Furent aussi des agents de liaison, les bibliothécaires : entre la bibliothèque et le parcours , par la production d’une exposition thématique (utilisation d’éléments métalliques récupérés sur le site) et l’organisation d’une soirée lecture publique sur les textes autodafés, ordre décrété par Hitler (dépêchez-vous de lire, un jour, peut-être, des livres seront brûlés ou introuvables : ce sont eux qui prêtés, empruntés, lus à voix haute ou basse prennent le relais physique d’autres types de liaisons). Echos dans le spectacle : on entendait un fragment de Brecht, dit par comédien, et recouvert du son géant d’un incendie ; liaisons entre les extraits de textes lus, pendant cette soirée, investie par les bibliothécaires en personne, soutenue par un metteur en scène ami, et ceux entendus pendant le spectacle, faciliterait : liaison espérée entre des publics allant de l’un à l’autre espace…

Spectacle produit par des agents, (non des « acteurs »), que nous pourrions nommer agents doubles… ! devenus archéologues d’un terrain réel, dangereux et fictif, les comédiens sont surinvestis et ré-accordés (le site est très grand, l’écoute est toujours parasitée) par un travail de création musicale verbale de Sophie Krebs (compositrice ayant déjà travaillé avec nous l’an dernier…), qui les fit s’écouter, s’entendre dans une création collective (partition sonore enregistrée, entendue, à l’entrée du site à partir d’un texte futuriste de Marinetti)... Agents doubles, car leur voix était transformée, projetée, déformée par micro, hurlaphone, appareils sonores en tout genre...

Photos du spectacle « Gare Sans Voix » à Bobigny

Agents doubles, car de même que les mineurs, dans le nord de la France, abandonnent, avant de descendre, leur vêtement suspendu au plafond, à crochets, d’une salle dite « des pendus », les comédiens, avant de descendre dans cette mémoire dure, dangereuse des lieux, de l’histoire accrochent leur vêtement et enfilent des protections d’archéologue, aujourd’hui véritables dépouilles, déchirées, noircies, loques délabrées, elles dégorgent, flasques, suspendues. Pour la première fois, les éléments qui composaient et structuraient ces costumes, ne seront pas démontés ni réinjectés dans aucun circuit – combinaisons de haute montagne, dé-combinée, re-combinée pour une pratique de l’extrême, agencement pour une protection maximale.

Agents doubles, car ils accrochent dans le même temps, leur panoplie, vêtement quotidien et langue usuelle, pour, autrement outillés, utiliser le langage comme levier de questionnement, estampillage des découvertes, guide fil… ; non des personnages, des incarnations, des apparitions, mais des individualités obligées de puiser loin dans les réserves secrètes pour débusquer nécessité essentielle de se trouver là, se perdant… dans la dangereuse mouvance des matériaux, sûrs de rien ! d’une semaine, l’autre.

En juillet-Août 2005 : si nous nous interrogeons à nouveau, au beau milieu de ce même entrecroisement de questions, d’où venons nous… où allons nous… non dans un temps mort, mais vif, temps conjugués, cette fois pour nous redéployer dans de nouveaux espaces à occuper…

…D’ où venons nous ?

De longues, belles traversées… Se mélangent celles faites, de balisage, marquage, enfonçage de pitons, pose de balises, et celles constituées, régulées, ritualisées, menées par les comédiens : à la pluie, à l’orage, passés au feu d’un soleil brûlant, suffoqués par des coulées de vents sableux, intoxiqués de cette poussière brune métallique, qui nous laissait yeux, bouche, narine piqués d’une suie rougeâtre ; « services » artistique offerts aux classes élémentaires, de colléges, de lycées, de l’enseignement public, privé, Balbyniens, parisiens, habitants du département, salariés de l’entreprise, leur famille, associations, groupées, ramassées, tous visiteurs-spectateurs, et comédiens archéologues ramassés sur eux-mêmes, tendus dans une exigence, quasi organique – le métal luit et glisse sous la pluie, brûle, intouchable même sous le gant, sous le soleil.

Intégrant l’obsédant vrombissement des avions pendant le salon du Bourget, intégrant les passages des trains bâchés pendant le spectacle, au ralenti, infinis convois (on ne savait plus s’ils étaient là exprès…) ; apprivoisant les camionneurs qui entraient sur le site en fonctionnement, précautionneux, roues tenues. Intégrant le responsable de la déchiqueteuse-broyeuse : soudain, un vendredi, elle, qui surplombe le site, devint habitée… ralentie, quasi muette, elle s’inscrivit majestueuse dans la lisibilité, la compréhension du spectacle, d’un coup, devint total. Seul, le chaos sonore, aléatoire, de l’avenue Barbusse parallèle à notre parcours ne se laissa pas totalement prendre !

… Nous-mêmes devenus agents de sécurité, d’un autre type… mêlés aux agents dits « de sécurité », qui eux-mêmes devenaient agents de transmission, racontaient « à la volée » des fragments compris de ce parcours. Rien ni personne ne fut abîmé, injurié, souillé, tagué (une pluie de cailloux, un seul soir de prise de « truc de ouf » par des ados-enfants du quartier de l’Etoile… soir de fête, et un vendredi après midi de frustration, colère, c’était « leur » classe de 3eme du collège d’où « ils » venaient d’être exclus qui faisait la visite sur leur « territoire » ); agents de sécurité, devenant agents-dédoublés : car, tandis que se déroulait le spectacle, à certains instants particuliers, où nous sentions que les régulations se faisaient naturellement, chacun leur tour, (afin que nous n’oubliions pas où nous étions, où et quand, sur cette planète), ces agents de sécurité, eux-mêmes en sécurité dans ces étranges espaces que tous, nous aménagions à même la ferraille, racontaient la Côte d’Ivoire, d’autres massacres, d’autres rébellions, d’autres sanglants spectacles, qui les laissaient, chavirés de larmes.

… Nous-mêmes devenus agents d’assurance, de ré-assurance, remplissant heure après heure, notre contrat, moral, depuis ce lieu, apuré de toute tension, de toute attaque à main, bouche, regard, armés ; nous étions tous pris dans un filet de protection, tissé, textué, répété, négocié, fermement noué, solidement attaché : nul ne semble être tombé, hors de la fiction, tenue par les comédiens, parlant, jouant… tous devenus agents de conduite, avec règles à l’appui, en guise d’appui.

D’où venons nous ?

D’une « hétérotopie » : d’un lieu radicalement autre, où s’inventa, provisoirement, peut-être, une pacification de conflits passés, collectifs, de ceux qui nourrissent indéfiniment les conflits actuels. Désintoxication de mémoire, en donnant la possibilité aux uns et aux autres d’être vus différemment : A l’ŒUVRE.

En juillet-Août 2005, où sommes nous ?

A Bobigny, en résidence, renouvelée…

A Bobigny, présents à un comité de pilotage sur le devenir du site. Là : les secrétaires généraux, le cabinet de Monsieur le maire, le service de la culture, des archives et de la mémoire, de l’urbanisme, l’association Topographie de la mémoire. Approche tranversale, comme nous les aimons. A l’écoute, au service d’une transformation de l’ensemble d’un territoire, (site de la gare), sa reconfiguration, grâce à la volonté politique d’un maire impliqué, mobilisé.

A Bobigny, en Seine St Denis : le conseil général nous a fait quitter le secteur patrimonial (… l’an dernier le premier site investi par « Lignes de vie » fut une architecture, le Fort de Romainville, emprise militaire) pour nous intégrer à celui de la culture.

A Bobigny en Seine St Denis, portés par le Conseil Régional Ile de France, en relation toujours appliquée avec les ministères de l’éducation, de la jeunesse et des sports, de la défense, de la politique de la ville et bien évidemment notre interlocuteur premier, celui de la culture.

En résidence, mais plus précisément où ?

Un lieu serait peut-être le bienvenu, fixe, abrité ! où échanger, informer, enregistrer, exposer, où faire fonctionner des dispositifs ludiques. Non un lieu de représentation, mais un espace où objets (déjà produits), textes (déjà écrits), voix (déjà en boîte) seraient points d’appui, à disposition, pour en produire d’autres.

En fait tout espace aménageable, à ré-agencer ! …

La « superette » désaffectée, et à nous, proposée, renverserait magiquement l’échange marchand interrompu pour une « banque de données », « agence de change », de changement d’un nouveau type ! Où encore ? sur le site, pour continuer de faire circuler des énergies positives, à partir des boîtes noires, grandeur nature, un parcours sans comédien, à réinventer – à double fond : l’histoire racontée dans cette nouvelle déambulation serait celle du parcours déjà joué, mais comme enseveli lui-même dans une autre couche, recouvrant l’histoire de ce site… car la mémoire vive se fabrique jour après jour… mise en abyme… symbolique cette fois…

Où allons nous ?

Vers un approfondissement :
Cette piste exploitée des boîtes noires, enregistrant à des moments clés, des voix, sons, textes, en capacité de rendre compte de chocs historiques, nous semble devoir être creusée comme sillon. D’abord pour faire entendre les nombreuses propositions prévues, mais éjectées de « Gare Sans Voix » ; ensuite, pour permettre à d’autres interlocuteurs, non rencontrés par manque de temps, de déposer, (leur voix ou celle d’autre, comédien ou, ou, ou….) des textes faisant sens (pour eux ou et pour nous) ; textes prémonitoires, textes d’alertes générales ou personnelles ; chansons ; appels à ; analyses visionnaires, concernant cette période 1918/1945. Séances d’enregistrement ; de collectage ; de rediffusion ; une fois par semaine ; ou à la demande : une mise en culture, pas à pas, syllabe après syllabe, régulière, continue, lente.

Vers un agrandissement :
Quittant cette période de l’histoire, nous pourrions travailler sur une boîte noire contemporaine (continuant ainsi de remplir celle qui était présente à la fin du parcours « Gare Sans Voix »). En faisant émerger des textes personnels écrits de la main même, ou des éclats improvisés dans la langue originelle, ou des découpes de journaux, commentaires de publicité, ou… toutes les données peuvent, passées au tamis : être converties, traduites en son, matériau acoustique… ce qui ne peut se dire se bruite… se compose, s’entrechoque avec ce qui s’énonce…

Vers un élargissement :
En ouvrant un espace le mercredi toute la journée, nous sommes hors temps à proprement parlé scolaire : temps de « vacance » où la production n’est pas absolument obligatoire ; ce qui permettra peut être d’assister à des processus de recherche d’information, de stratégie pédagogique ou ludique, s’offrant plus souplement, aux adultes, animateurs, enseignants, éducateurs…

Plateforme en deux dimensions (l’écrit) avant l’exploitation des pistes, multiples, de la boîte noire… lieu « autre » ou non seulement les Balbyniens mais progressivement d’autres partenaires départementaux, régionaux, nationaux pourront contribuer à la mise en circulation, mise en diffusion des créations sonores… ré-oxygénation.

Ou encore, à partir de la salle « Pablo Picasso » (l’Hôtel de ville de Bobigny), ou autre cube vide, en projetant sur les quatre plans verticaux la reproduction du site de la gare, inscrivant ainsi le spectateur au beau milieu de ce territoire, devenu virtuel. Réel néanmoins, à deux pas d’ici. Spectateurs auxquels seraient offertes à plusieurs reprises, de courtes séquences ; à partir de textes joués par des comédiens qui en déploieraient la partition. Thèmes développés : la Gare, le chemin, le chemin de fer, l’aiguillage… donc, le carrefour, le choix… la prise de décision.

Ce qui aurait pour intérêt d’une part de ne pas heurter la sensibilité de ceux qui ne vivent l’ancienne gare de Bobigny que comme un lieu exclusif d’une mémoire ; et d’autre part, de rendre compte de tous les flux, déplacements, déports, déportation de population, migration qui sur chaque point de la planète ont toujours posé problème. Sas intermédiaire entre réalité et fiction.

La Gare espace emblématique des directions opposées, des choix contradictoires, série de représentations qui pourraient s’intituler « Aiguillages ». Cette boîte noire, « boîte à images », positionnerait le spectateur au centre d’une nouvelle dramaturgie.

Propositions visant à ré-innerver un territoire ; donner visibilité de ce morceau de nation au monde entier, en prenant appui sur ce qui est advenu dans le dedans du site, à sa périphérie, dans ses dessous… dans ses dessus. Ré-interroger cette réserve de « sens » que fut la seconde guerre mondiale et ses conséquences…

Vers la mise en préfiguration d’un Observatoire qui serait celui de l’Inacceptable :

Prenant appui sur l’Histoire et ses catastrophes, mais aussi sur les déclarations des Droits de l’Homme, de la Femme, des enfants… les Traités Internationaux…, sur cet espace là du territoire : mettre en place, avec échelle d’acceptabilité, de « tolérance », l’élaboration tangible de ce qui, là, maintenant, tout de suite, nous semble inacceptable, à nous petits et grands, trop isolés, ou trop entourés

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Par où passerons nous ?

Par la réalisation d’un film. Depuis le début novembre 2004, nous avons mis dans une autre boîte, à images celle là, la métamorphose du lieu, les séances de travail, privées, publiques, les répétitions, échecs, erreurs, la mémorisation finale du spectacle. Produire ce film (doublé d’un DVD), serait un outil de communication culturelle sur une politique citoyenne, un partenariat exemplaire, des collaborations passionnantes, des investissements humainement fructueux. Ce film, pourrait être prétexte à échanges, débats, mis au service de la totalité des agents, ayant participé de cette réalité singulière, dans le département, et pourquoi pas ailleurs… Au service de tous ceux qui furent visiteurs, de tous ceux qui s’interrogent sur le comment et pourquoi coupler Patrimoine et Culture…

Par la création d’outils, cahiers pédagogiques, livret du spectacle illustré. Comment, à partir de tous les travaux proposés aux enseignants, donner d’éventuelles pistes pour que la réflexion sur ce morceau d’histoire ne soit pas simplement liée à des « poussées de fièvre » commémoratives, mais permette d’opérer des relectures complexes, transdisciplinaires, actives, non culpabilisantes, critiques ? La création de ces outils serait gérée conjointement avec la D.M.P.A. et l’Education Nationale… des enseignants particulièrement investis pourraient y être associés.

Par la production de machines (comme celles inventées, à mesurer le degré de liberté par rapport à l’image, pour le colloque donné à l’Illustration) permettant de mesurer nos degrés d’acceptabilité, de ces réalités violentes, proches ou lointaines. Machines ludiques mises en service et en action par des comédiens… création transposable, transportable dans tout centre d’information, maison des projets, halle de cinéma, maison de la culture, office de Tourisme... Mobiles, ces laboratoires de changes, d’échanges, de changements pourraient donner lieu à un essaimage.

Modification de registre envisageable : notre premier registre nous permet de tracer une trajectoire physique à même la peau de la Seine Saint Denis : des actes artistiques y seraient régulièrement posés, (toute collaboration avec d’autres artistes, collaboration déjà initiée par nous lors de nos interventions sur Romainville et aujourd’hui sur Bobigny, artistes présents sur le territoire, pourraient bien sur, habités par ces mêmes exigences, nous rejoindre).

Notre second registre nous permettrait de construire un maillage, cette fois sur un site de la réalité devenue virtuelle : en réponse aux fractures mises en évidences dans le parcours scénographie, commencer par pointer… cette autre fracture, aujourd’hui numérique. Et ce seraient les citoyens de la Seine Saint Denis qui deviendraient à la fois des « guetteurs » depuis cette Haute Tour de la vigilance que serait l’Observatoire de l’Inacceptable ; et des « naviguetteurs », (utilisons le beau mot de Monsieur le Maire), depuis la toile, Internet, en vue de créer à partir d’un autre type de site, des réseaux… d’autres catégories de Résistance.

La pierre Noire Juillet-Août
Maryvonne Vénard
et Antonio Iglesias y Diestre

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